Comme mentionné à la Partie 2 (dans la section intitulée La façon dont les demandes d’indemnisation pour les cancers professionnels sont indemnisées en Ontario), les décisions concernant les demandes d’indemnisation à la suite d’un cancer professionnel sont prises selon une série d’étapes. Pour être admissible, un travailleur doit d’abord se demander si son cancer est lié au travail, puis déposer une demande d’indemnisation. Lorsqu’une demande est dans le système, la CSPAAT évalue si le lien entre la maladie et l’exposition a été reconnu par la loi ou s’il a été signalé dans une littérature scientifique (causalité générale), elle détermine les antécédents d’exposition du travailleur, puis elle juge s’il existe un lien entre l’exposition du travailleur et sa maladie (causalité spécifique).

Problème 1 : Les fournisseurs de soins primaires sous-reconnaissent et sous-déclarent les cancers professionnels

Le principal facteur qui sous-tend l’écart entre les estimations du fardeau du cancer professionnel et le nombre de cancers indemnisés en Ontario est que, trop souvent, les fournisseurs de soins primaires ne se rendent pas compte que le cancer d’un patient peut avoir été causé par des expositions au travail. Trois raisons principales (34) expliquent cette situation :

  1. L’interprétation clinique et pathologique des cancers ne varie généralement pas en fonction de la cause. Par exemple, aucun test de laboratoire ne peut indiquer si un cancer du poumon a été causé par le tabagisme ou l’amiante, ou un autre carcinogène. 
  2. Presque tous les cancers ont des causes multiples, et la sensibilité des gens diffère.
  3. Les cancers peuvent être diagnostiqués bien longtemps après une exposition et il peut être difficile d’estimer le niveau et la durée de l’exposition, qui sont des prédicteurs importants de la possibilité qu’une personne développe un cancer.

Les médecins du travail sont bien formés pour reconnaître un cancer professionnel. Cependant, à l’exception des cliniques spécialisées et des bureaux de médecins indépendants, les médecins du travail sont peu nombreux en Ontario. Par conséquent, la grande majorité des patients doivent se fier aux fournisseurs de soins primaires en ce qui concerne le soutien pour les demandes d’indemnisation des travailleurs. Sans la reconnaissance des fournisseurs de soins primaires, la reconnaissance devient la responsabilité du patient et moins de demandes d’indemnisation des travailleurs sont déposées. Afin de réduire l’ampleur de la sous-reconnaissance, les médecins ont besoin d’une meilleure formation ou de meilleurs outils afin d’établir les causes du cancer et de recueillir les antécédents professionnels complets de leurs patients, qui comprendraient les lieux de travail du patient, les périodes d’emploi et les dangers présents.

Problème 2 : Les résultats épidémiologiques peuvent avoir des limites lorsqu’ils sont appliqués aux individus

Pour prendre une décision concernant une demande, les décideurs cherchent à déterminer si la maladie est attribuable à la nature de l’emploi du travailleur (p. ex., à savoir si elle est liée au travail). Pour résoudre ce problème, la CSPAAT doit déterminer la causalité générale (p. ex., s’il existe un lien entre la maladie et l’exposition) et la cause spécifique (s’il existe un lien entre l’exposition de ce travailleur et son affection). L’épidémiologie, soit la science qui étudie l’occurrence d’une maladie au sein de la population, peut aider à répondre à la première question, mais pas toujours à la deuxième. Les études épidémiologiques visent à déterminer s’il existe un lien entre une exposition particulière et une maladie particulière et, plus particulièrement, s’il existe un rapport entre les doses et les réactions (c.-à-d. si le risque de développer la maladie augmente avec l’intensité de l’exposition) .

Les épidémiologues se servent de modèles statistiques pour déterminer les groupes qui présentent le risque le plus élevé de développer une maladie selon la durée, le niveau et quelques autres mesures relatives à l’exposition. Dans le cadre d’une étude épidémiologique ou d’une étude sur l’hygiène du travail, l’exposition antérieure peut être documentée des façons suivantes : évaluation qualitative à l’aide d’un substitut de l’exposition (p. ex., si un travailleur a été exposé ou non, le titre du poste ou l’industrie), une estimation semi-quantitative de l’exposition (p. ex., élevée, moyenne ou faible), des mesures d’exposition quantitatives (p. ex., concentrations moyennes pondérées dans le temps, exposition cumulative ou exposition maximale) ou la dose mesurée dans le corps. Peu importe la méthodologie, les expositions sont évaluées au niveau du groupe (p. ex., titre du poste, service et industrie) et non au niveau individuel.

Des techniques statistiques peuvent être utilisées pour étudier la durée de l’exposition et déterminer les périodes d’induction et de latence. Les résultats obtenus dans le cadre de ces études ont des intervalles utiles pour le modèle statistique, mais qui peuvent ne pas représenter le risque individuel. Comme l’indique la Partie 3 (dans la section intitulée « Distributions statistiques des effets »), les distributions dans la nature ne sont pas si ordonnées (c.-à-d. elles ne commencent généralement pas par des nombres ronds) et sont généralement mieux représentées par une courbe en cloche (ou de forme semblable) avec des « queues » qui représentent de vraies personnes souffrant d’une maladie causée par une exposition, mais qui se situent hors de l’intervalle établi. La latence est particulièrement difficile à déterminer, étant donné les nombreux facteurs temporels en jeu qui favorisent la maladie et sa progression. Par conséquent, l’épidémiologie s’avère utile pour élaborer des critères de présomption, éclairer les directives générales ou établir la causalité générale (c.-à-d. déterminer s’il existe un risque de développer une maladie au sein d’une population particulière de travailleurs), mais il faut user de prudence dans l’application de ces résultats au moment d’établir la causalité des cas individuels.

L’utilisation des résultats épidémiologiques dans l’établissement de l’admissibilité des cas individuels est en outre compliquée par le fait que peu d’études épidémiologiques ont porté sur les répercussions des expositions professionnelles multiples. Toutefois, en pratique, l’exposition à de multiples cancérogènes connus ou présumés pour les humains n’est pas rare. Les travailleurs de la construction exposés à l’amiante, à la silice cristalline et aux gaz d’échappement des moteurs diesel (tous des cancérogènes pour les poumons) et les infirmières exposées au travail par quarts de nuit, aux antinéoplastiques et au rayonnement (cancérogènes connus ou présumés des seins) en sont deux exemples. Les études sur l’exposition professionnelle visent presque toujours à établir si un seul agent est ou non une cause de maladie aux fins de l’évaluation du danger ou des risques. Elles se sont avérées utiles pour appuyer la réglementation et la prévention, mais pas toujours pour l’attribution. Les répercussions de l’exposition professionnelle à un seul cancérogène pour les poumons (p. ex., amiante, silice cristalline, radon ou gaz d’échappement des moteurs diesels) et au tabagisme ont été examinées, mais principalement pour comprendre si les effets étaient attribuables à l’exposition en question ou uniquement au tabagisme. Des organismes clés, comme le CIRC et le National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH) aux États-Unis, ont reconnu la nécessité d’avoir plus d’études évaluant les répercussions des expositions multiples, et un nouveau domaine de recherche appelé « l’exposomique »footnote 15 a été créé (35, 36), mais, pour le moment, les lacunes en matière de données demeurent.

Problème 3 : L’information sur les expositions historiques est souvent absente

Un composant essentiel de la prise de décisions fondées sur la science sur le lien entre le travail et un cancer professionnel est la documentation ou l’estimation de l’exposition historique aux cancérogènes professionnels. Documenter l’exposition rétrospectivement est difficile, surtout en l’absence de mesures quantitatives et de renseignements sur les déterminants de l’expositionfootnote 16.

Le MTFDC a cessé de recueillir ses propres données sur l’exposition dans les années 1990, lorsqu’il a également fermé son laboratoire. Le dernier vestige électronique des données est la base de données sur la surveillance médicale, mais elle ne comprend pas tous les champs de la base de données initiale. Au fur et à mesure que la base de données vieillit, nous disposerons de moins en moins de possibilités de consigner l’exposition. Même si le ministère continue d’inspecter les lieux de travail et d’exiger que les employeurs recueillent les mesures pour assurer la conformité aux limites d’exposition professionnelle, des copies des résultats ne sont pas conservées et n’ont pas été transférées en format électronique. L’absence d’information sur l’exposition représente un défi important pour tous les lieux de travail, mais surtout pour les lieux de travail de grande taille complexes ayant une longue histoire d’exposition aux cancérogènes, comme le complexe de GE à Peterborough.

Problème 4 : Grappes, lieux de travail complexes et dangers nouveaux ou émergents

Au cours du siècle dernier, bien des cancérogènes professionnels ont d’abord été déterminés par des cliniciens et d’autres fins observateurs parce qu’un nombre inhabituel de cas de cancer touchait un groupe relativement petit de personnes partageant la même exposition potentielle. La définition contemporaine du terme que nous pourrions utiliser pour décrire cette situation serait une « enquête par grappes ». Dans le monde complexe et mobile où nous vivons plus longtemps et où le cancer est devenu bien plus courant, les enquêtes par grappes sont de plus en plus difficiles à réaliser. Cette situation est particulièrement vraie pour les dangers nouveaux ou émergents ou lorsqu’une relation de cause à effet n’a pas été établie (37). Une autre difficulté se présente lorsqu’il y a un risque excédentaire perçu chez une population plus importante historiquement exposée à des dangers reconnus. À titre de province ayant une longue histoire dans la fabrication, l’exploitation minière et d’autres domaines dangereux, il y a de nombreux groupes potentiels où un tel excédent pourrait être raisonnablement présumé.

L’enquête sur les deux types de grappes exige une démarche systématique. Les défis dans les deux cas comprennent la définition du groupe potentiel à risque et ses expositions (qui, dans le cas du cancer, auraient pu se produire des décennies plus tôt) et le calcul pour savoir s’il y a un risque excédentaire.  Une telle enquête a été menée en Colombie-Britannique pour une grappe potentielle de travailleurs d’hôpital par l’Occupational Health and Safety Agency for Healthcare (38). Même si les conclusions tirées par les chercheurs n’étaient pas concluantes, les données et les analyses ont joué un rôle clé dans le processus d’appel subséquent, y compris un jugement de la Cour suprême du Canada footnote 17. Malheureusement, il n’existe actuellement aucun organisme en Ontario ayant la responsabilité d’enquêter des grappes professionnelles et ni la CSPAAT ni le MTFDC ne possèdent la capacité de recherche nécessaire. Ces enquêtes avaient été réalisées en Ontario par des médecins du travail au sein du ministère qui comprenaient les maladies professionnelles et les expositions professionnelles et possédaient une certaine formation en épidémiologie, même si elles pourraient également être réalisées par une équipe de recherche multidisciplinaire.


Notes en bas de page

  • note de bas de page[15] Retour au paragraphe Le National Institute for Occupational Safety and Health définit l’exposomique comme « la mesure de toutes les expositions d’une personne tout au long de sa vie et la manière dont ces expositions sont liées à la santé » [Traduction]. L’exposomique est l’étude de l’exposome.
  • note de bas de page[16] Retour au paragraphe Voici quelques exemples : la disposition physique du lieu de travail et la taille de la salle de travail, le type de matériel utilisé, le type de tâche accomplie et la proximité aux autres travailleurs; comment et où les tâches étaient effectuées (p. ex., à l’intérieur ou à l’extérieur, continuellement/par intermittence, en mouvement/de manière statique); la disponibilité et l’utilisation de mesures de contrôle, y compris le matériel de protection individuelle.
  • note de bas de page[17] Retour au paragraphe Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal) c. Fraser Health Authority, 2016 CSC 25), [2016] 1 RCS 587.