Introduction

L’acidose ruminale chronique (ARC), aussi appelée acidose ruminale subaiguë ou latente, est un trouble de la digestion bien reconnu qui s’observe de plus en plus fréquemment dans la plupart des troupeaux de vaches laitières. Les résultats d’études sur le terrain révèlent une forte prévalence de ce problème dans les troupeaux de vaches laitières fortes productrices. Pour répondre aux besoins nutritionnels très élevés de leurs animaux, les éleveurs doivent distribuer un régime plus riche en grains et moins riche en fibres qui maximise l’apport énergétique en début de lactation. Dans les troupeaux laitiers affectés par l’ARC, on constate une diminution de l’efficacité de la production laitière, une détérioration de l’état sanitaire et une augmentation des mises à la réforme prématurées. Les pertes imputables à l’ARC peuvent atteindre des sommes vertigineuses. On estime que l’ARC coûte au secteur laitier nord-américain entre 500 millions et 1 milliard de dollars américains chaque année, la perte étant de 1,12 dollar US en moyenne par jour et par vache affectée.

Devant ce problème, les producteurs laitiers et les spécialistes de la nutrition des vaches laitières doivent mettre en oeuvre des pratiques d’élevage et de gestion de l’alimentation qui préviennent ou qui réduisent l’incidence de l’ARC, même dans les troupeaux laitiers à très haute production où la proportion de concentrés doit être élevée pour maximiser l’ingestion d’aliments énergétiques.

L’acidose ruminale chronique

l’ARC est un trouble de la fermentation ruminale qui se caractérise par des périodes prolongées de baisse du pH ruminal au-dessous de 5,5-5,6. Le pH du liquide ou " suc " ruminal mesure l’état d’acidité ou d’alcalinité du contenu ruminal. Le pH baisse lorsque le milieu ruminal s’acidifie. Un pH situé entre 6,0 et 6,4 est optimal pour la fermentation dans le rumen et la digestion des fibres bien que, même chez les vaches en bonne santé, il puisse fluctuer et tomber au-dessous de 6,0 pendant de courts laps de temps durant la journée. La baisse du pH ruminal résulte de la dégradation des glucides alimentaires (p. ex. l’amidon), en particulier ceux contenus dans les grains tels que le maïs et l’orge. Les grains sont riches en glucides fermentescibles dont la digestion rapide par les bactéries du rumen produit des acides gras volatils (AGV) et de l’acide lactique. Dans des conditions d’alimentation normales, les AGV sont rapidement absorbés par les papilles ruminales, petits appendices en forme de doigts qui tapissent la paroi du rumen. Une fois absorbés, les AGV passent dans le sang de la vache et peuvent être utilisés pour produire le lait. La figure 1 montre le profil du pH ruminal mesuré durant une expérience où l’on a servi des quantités limitées de grain pour simuler l’ARC. Elle montre aussi le temps que met le rumen à se rétablir après un épisode d’ARC (à remarquer : le long intervalle entre le deuxième repas de grain et la remontée du pH à 6,0).

Graphique linéaire - Mesures du pH ruminal prises en continu sur 24 heures, chez une vache Holstein
Figure 1. Mesures du pH ruminal prises en continu sur 24 heures, chez une vache Holstein. Les flèches montrent l’heure où des repas de grain ont été servis pour simuler expérimentalement l’ARC.
Description accessible du graphique linéaire

Pendant les accès d’ARC chez la vache laitière, la baisse du pH est rarement causée par l’accumulation d’acide lactique dans le rumen comme cela se produit chez les bovins engraissés en parcs. l’ARC s’installe lorsque la production des AGV excède la capacité des papilles ruminales à les absorber. Les AGV en excès s’accumulent rapidement dans le rumen et entraînent de ce fait la chute du pH. Au vêlage, le passage brusque d’un régime grossier à base de fibres à un régime de lactation enrichi de concentrés constitue l’une des causes les plus fréquentes d’acidose chez la vache sortant du tarissement. Quand ce passage se fait sans transition, les bactéries qui peuplent le rumen et les papilles ruminales n’ont pas le temps de s’adapter à la production accrue d’AGV et ceux-ci s’accumulent rapidement dans le rumen. Une autre cause courante de l’ARC est la mauvaise formulation de la ration ou un mélange inadéquat qui a pour conséquence de réduire la teneur en fibre efficace de la ration au-dessous des niveaux recommandés ou de fragmenter trop finement les ingrédients. Ce genre de défauts amènent la vache à diminuer son activité de rumination (régurgitation du contenu ruminal et mastication), ce qui diminue la sécrétion de salive, une substance tampon qui a la propriété d’atténuer les variations du pH ruminal.

Quels sont les symptômes de l’ARC?

La plupart du temps, la vache laitière qui souffre d’ARC n’extériorise pas de symptômes cliniques spécifiques clairs. Souvent, le signe clinique le plus commun est une diminution de l’appétit ou une prise d’aliments irrégulière. Pendant un accès d’ARC, la vache réduit sa consommation de façon à abaisser l’acidité de son milieu ruminal. Elle se remet à manger quand le pH ruminal est de nouveau supérieur à 5,6, d’où les fortes variations de consommation qui souvent passent inaperçues, surtout dans les grands troupeaux où les vaches sont logées et soignées en groupe. On peut souvent observer d’autres signes de l’ARC comme :

  • une diminution de la rumination (mastication des aliments régurgités)
  • une légère diarrhée
  • des bouses foisonnantes contenant des bulles de gaz
  • la présence de grains non digérés (>1/4 po ou 6 mm) dans les bouses.

Après un certain temps, en général 3 à 6 mois après des poussées d’ARC, le troupeau laitier commence à extérioriser les signes secondaires de la maladie : accès de fourbure, perte de poids et mauvais état de chair malgré une alimentation adéquate en énergie, et abcès d’origine inexpliquée. Si on omet de les diagnostiquer, les effets secondaires de l’ARC peuvent se solder par des taux élevés de mises à la réforme. Face à des signes secondaires dont l’explication n’est pas apparente, il y a lieu de soupçonner l’ARC.

Comment diagnostiquer l’ARC?

À l’échelle du troupeau, l’ARC peut être difficile à diagnostiquer à cause des formes rudimentaires et subtiles sous laquelle elle se présente. La baisse de la teneur en matière grasse (taux butyreux) du lait est l’indice sur lequel repose habituellement le diagnostic. En effet, lorsque le pH est faible, la digestion des fibres dans le rumen devient moins efficace. Or, c’est à partir des produits finals de la digestion des fibres que la vache assure la synthèse des matières grasses de son lait. Comme en temps normal, le lait d’une vache Holstein titre 3,5 % de gras, il y a lieu de soupçonner qu’elle souffre d’ARC quand son taux butyreux chute à moins de 3 %. Toutefois, la mesure du taux butyreux sur un échantillon pris dans la citerne est souvent inefficace pour diagnostiquer l’ARC à l’échelle du troupeau. Chacune des vaches souffrant de l’ARC peut avoir un lait moins gras, mais une fois ce lait mélangé à celui du troupeau, l’analyse ne révèlera pas de baisse significative. Seul le dosage du taux butyreux dans le lait des vaches souffrantes est un bon indicateur de l’ARC.

Le seul outil fiable et précis pour diagnostiquer l’ARC est la mesure du pH du liquide ruminal. Le prélèvement de ce liquide à l’aide d’une sonde gastrique (passant par l’œsophage) a déjà été pratiqué à la ferme, mais les résultats d’une analyse d’échantillons ainsi recueillis sont souvent faussés à cause de la contamination par la salive. Une méthode de prélèvement pouvant être pratiquée à l’étable est la ruménocentèse, parfois aussi appelée ponction percutanée, qui consiste à enfoncer une aiguille (calibre 1, 5 po de long) dans le sac ruminal ventral et à aspirer un échantillon de jus du rumen dans une seringue de 10 mL. À cause de la nature effractive de cette procédure, il est recommandé d’en confier l’exécution à un vétérinaire compétent. Il est important de choisir le bon moment où prélever l’échantillon pour ne pas fausser l’interprétation des résultats (tableau 1).

Tableau 1. Moment recommandé pour prélever un échantillon de liquide ruminal pour en mesurer le pH
Mode d’alimentation Délai recommandé après le repas
RTM servie une fois par jour 5-8 heures après le repas
Fourrages et concentrés servis séparément 2-5 heures après la distribution des concentrés

On ne devrait prélever des échantillons de liquide ruminal que dans les 60 jours qui précèdent le vêlage, car l’ARC survient essentiellement durant cette phase de la gestation. Étant donné les amples variations qui s’observent normalement d’une vache à l’autre, il faut prendre un échantillon chez au moins 10 vaches de chaque groupe d’alimentation. Si plus de 30 % des vaches échantillonnées ont un pH ruminal inférieur ou égal à 5,5, on considère que le groupe entier souffre de l’ARC. Il faut alors revoir les pratiques d’alimentation et de conduite des animaux pour déterminer si des modifications s’imposent. Les valeurs de pH situées entre 5,6 et 5,8 sont considérées à la limite de la fourchette optimale. Les valeurs égales ou supérieures à 5,8 sont considérées comme normales.

Comment prévenir l’ARC

Lorsque les épreuves en laboratoire aboutissent à un diagnostic d’ARC, il est important de corriger les pratiques d’alimentation et de conduite de l’élevage pour réduire l’incidence de ce trouble digestif. Le facteur qui déclenche le plus souvent l’ARC chez la vache laitière est le passage brutal à un régime riche en concentrés. La flore bactérienne du rumen met environ 3 semaines à s’adapter à une ration comportant une forte proportion de concentrés. Il est donc recommandé, pendant cette période de 3 semaines, d’augmenter la ration de concentrés par paliers progressifs, à intervalles de 5 à 7 jours, pour éviter l’apparition de l’ARC. Si la ration est particulièrement riche en concentrés, il faut encore plus longtemps (soit 4-6 semaines) aux papilles ruminales de s’allonger suffisamment pour s’adapter à ce nouveau régime. À quelques jours du vêlage, la ration des vaches taries doit déjà contenir suffisamment de glucides pour qu’après le vêlage, le passage à la ration de lactation occasionne des modifications moins brutales dans le milieu ruminal.

Il faut formuler les rations avec le plus grand soin et faire particulièrement attention à la teneur en fibres alimentaires. Le National Research Council (NRC) des États-Unis (2001) recommande les critères suivants en ce qui concerne la teneur en fibres des rations pour vache en lactation : l’apport en cellulose (fibre) au détergent neutre (NDF) doit représenter au minimum 27-30 % de la matière sèche de la ration, 70-80 % de cette NDF devant être fournie par les fourrages. Lorsqu’on couvre 70-80 % des besoins en NDF à l’aide des fourrages, on a l’assurance que la ration contient suffisamment de NDF efficace. Le concept de NDF efficace (NDFe) intègre principalement la taille des particules (granulométrie), la digestibilité et la densité de la ration. Les rations contenant des quantités adéquates de NDFe stimulent la mastication et la rumination des aliments régurgités, ce qui amène la vache à sécréter plus de salive, une substance qui joue un rôle de tampon dans le milieu ruminal. Un facteur de risque de l’ARC est la teneur en glucides facilement fermentescibles, comme l’amidon, les sucres et les pectines. Pour prévenir l’ARC, il est indispensable d’équilibrer les proportions et les types de glucides non structuraux (GNS), c’est-à-dire des glucides qui sont contenus dans les cellules des végétaux et non dans leurs parois. Le NRC (2001) recommande que les GNS constituent de 35 à 45 % de la matière sèche d’une ration pour vache laitière. La vitesse à laquelle les GNS sont digérés dans le rumen varie selon leur source et il est donc utile de connaître les valeurs relatives de fermentescibilité des GNS des céréales pour formuler les rations. Le risque d’ARC s’élève quand on donne des aliments, comme l’orge et le blé, dont les GNS sont très fermentescibles; par ailleurs, certains traitements appliqués aux grains comme le floconnage à la vapeur ou l’ensilage à haute teneur en humidité, peuvent augmenter la vitesse de fermentation des GNS dans le rumen. Pour limiter le risque d’ARC tout en maximisant la consommation d’aliments énergétiques, il faut choisir des sources de GNS qui s’équilibrent entre elles.

Des substances à effet tampon (p. ex. le bicarbonate de sodium et le sesquicarbonate de sodium) sont couramment ajoutées aux rations des vaches laitières pour aider à éviter l’ARC. La recherche montre qu’elles relèvent effectivement le pH ruminal. La dose recommandée de ces substances tampons est de 0,75 % de la matière sèche de la ration. D’autres précautions peuvent être prises contre l’ARC :

  • éviter de mélanger trop longtemps ou trop finement la RTM pour que les particules d’aliment ne soient pas trop petites et que la teneur en NDFe ne soit pas réduite;
  • faire en sorte que les ingrédients de la ration se séparent le moins possible durant le mélange et la distribution de la RTM;
  • si l’on sert une RTM, surveiller les repas et faire en sorte que les vaches trient le moins possible les ingrédients dans l’auge ou le couloir d’alimentation;
  • si l’on distribue des rations très riches en aliments concentrés, éviter que des vaches en mangent beaucoup en un seul repas ou qu’elles mangent de façon irrégulière. Pour cela, assurer à toutes les vaches un bon accès à l’aliment ou distribuer la ration concentrée en plusieurs fois pour réduire la quantité prise en un repas;
  • veiller à ce que les fourrages et l’ensilage soient hachés à la bonne longueur.

L’acidose ruminale chronique est un trouble de la digestion qui passe souvent inaperçu dans la plupart des troupeaux de laitières fortes productrices et qui, de ce fait, entraîne des pertes économiques dont on peut pourtant se dispenser. Grâce aux nouvelles connaissances acquises dans le domaine de l’alimentation des vaches laitières, il est en effet possible d’éviter ce trouble. L’éleveur qui soupçonne que son troupeau laitier souffre d’accès d’acidose ruminale chronique devrait collaborer étroitement avec son vétérinaire et son spécialiste de la nutrition animale pour en limiter l’incidence.

Nous remercions le Secrétariat d’État pour sa contribution financière à la réalisation de la présente fiche technique.

Cette fiche technique a été rédigée par Tim Mutsvangwa - chercheur associé du Département des sciences animale et avicole/ de l’Université de Guelph; Tom Wright - spécialiste de l’alimentation des bovins laitiers/MAAARO


Description accessible : Figure 1. Résultats d’une expérience dans laquelle des quantités limitées de grain ont été servies pour simuler l’ARC. Le pH du rumen est illustré dans la partie gauche du graphique, dont l’axe vertical commence à 5 et augmente par incréments de 0,5 jusqu’à 7,5 à la partie supérieure. L’heure du jour est indiquée sur l’axe inférieur, commence à 0 h à gauche et atteint 22 h à droite. Les pointes de flèche vers le haut à 9 h et 13 h sur l’axe inférieur indiquent les heures auxquelles un supplément de grain a été donné. Une ligne commence à 9 h un peu en dessous du pH 6, monte puis descend pour atteindre un minimum à 15 h, puis recommence à monter lentement.

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