Une des questions les plus difficiles avec laquelle nous nous sommes colletés est celle de l'identité de l'employeur aux termes de la Loi de 1995 sur les relations de travail (LRT). Nous nous sommes demandé si les critères permettant de déterminer l'identité d'un employeur devaient être modifiés d'une quelconque façon et, dans l'affirmative, si ces modifications devaient s'appliquer à l'ensemble des situations ou être réservées à des circonstances bien précises. Nous avons finalement décidé de maintenir le statu quo de façon générale, sauf dans un cas précis.

Dans notre rapport intérimaire, nous exposons certaines des questions qui nous ont été posées, l'approche que le National Labor Relations Board (NLRB) aux États-Unisfootnote 502 a privilégiée dans des décisions récentes, et les options qui ont été proposées et examinéesfootnote 503. La question de savoir qui devrait être traité comme un employeur aux fins de la LRT est importante dans le contexte de l'évolution des milieux de travail, à cause de l'incidence croissante de la relation triangulaire qui existe entre les travailleurs que des agences de placement temporaire affectent au milieu de travail de ce que nous appelons leurs « entreprises clientes », et à cause également de la croissance du franchisage et de la question que cela soulève, soit si les franchiseurs devraient être traités comme des employeurs par rapport aux employés de leurs franchisés.

Le domaine est complexe étant donné que l'étendue des situations commerciales dans lesquelles la question de l'employeur lié et de l’employeur connexe peut se poser est passablement vaste, que la jurisprudence américaine – qui est sans cesse l'objet de controverse – n'est pas simple, et que la jurisprudence de la Commission des relations de travail de l'Ontario (CRTO) est considérable.

Il semble exister des différences importantes entre les cadres législatifs de la National Labor Relations Act (NLRA) et de la LRT, qui ont amené l'Ontario et l'administration fédérale américaine à opter pour des approches jurisprudentielles légèrement différentes pour résoudre la question. Mais ces cadres comportent également d'importantes similitudes. La NLRA ne comporte pas de disposition législative équivalente à celle que l'on trouve au paragraphe 1(4) de la LRT qui traite des employeurs liés. Pour répondre à la question « qui est l'employeur », le National Labor Relations Board a recours à trois concepts différents, bien que liés, à savoir les doctrines de l'employeur unique, de l'alter ego et de l'employeur connexe.

Aux États-Unis, on considère qu'il y a un « employeur unique » lorsque deux entités apparemment distinctes fonctionnent comme une seule entreprise intégrée. Pour rendre une décision, le NLRB examine un certain nombre de facteurs, notamment s'il y a propriété et contrôle communs, gestion commune et contrôle centralisé des relations de travail, et s'il existe des interrelations entre les activités des deux entités ou une intégration fonctionnelle des activités. Il semble que ces affaires se distinguent par l'absence de relations sans lien de dépendancefootnote 504.

La doctrine de l'alter ego du NLRB vise à déterminer si différentes entités ont essentiellement la même équipe de direction, les mêmes objectifs commerciaux, les mêmes clients et le même équipement, en plus d'examiner d'autres facteurs, mais un des éléments importants de cette approche consiste à déterminer si l'élaboration des ententes était animée par un sentiment antisyndicalfootnote 505.

La troisième doctrine de l'approche américaine, celle de l'employeur connexe, est passablement différente des deux premières, car elle part de l'hypothèse que les entités sont indépendantes. Elle est conçue pour s'appliquer lorsque des entités indépendantes partagent les mêmes conditions d'emploi ou les déterminent ensemble. Il n'est pas nécessaire dans ce cas de démontrer qu'il s'agit d'une entreprise communefootnote 506.

Le concept de l'employeur connexe est présent depuis longtemps dans le droit américain. Une controverse importante a entouré un soi-disant changement à la doctrine de l'employeur connexe du NLRB dans la récente affaire Browning-Ferris (« BFI »)footnote 507. Dans l'affaire BFI, en déterminant si un possible employeur connexe « exerçait un contrôle suffisant sur les principales conditions d'emploi des employés pour permettre une véritable négociation collective », une majorité des membres du NLRB a écarté des affaires précédentes dans lesquelles il avait été établi que le contrôle devait être « direct et immédiat » et soutenu qu'il suffisait d'exercer un contrôle indirect, y compris par un intermédiaire ou même par un droit réservé de contrôler, que ce droit soit exercé ou nonfootnote 508. La controverse ne vient pas simplement du fait que ce changement pourrait transformer les relations entre les franchiseurs et les franchisés, ou entre les agences de placement temporaire et les clients; l'approche de la majorité des membres a également été critiquée dans les motifs de dissidence en raison de la possibilité qu'elle s'applique plus largement, ce qui aurait pour effet d'élargir le spectre des entités pouvant être considérées comme un employeur. La décision est actuellement contestée devant les tribunaux des États-Unis.

En Ontario, comme nous le décrivons dans notre rapport intérimaire, lorsque plus d'une entité pourrait être l'employeur, la CRTO aborde souvent la question de l'identité de l'employeur de deux différentes façons. Elle peut déclarer que deux entités ou plus sont des employeurs liés en vertu du paragraphe 1(4) de la LRT, ou déterminer qu'une des entités est le « véritable employeur » aux fins de la LRT.

La CRTO est habilitée à traiter des entreprises liées ou associées comme un employeur unique en vertu du paragraphe 1(4), si elles exercent des activités liées ou associées sous une direction ou un contrôle commun. Ces activités n'ont pas besoin d'être menées simultanément, et il n’est pas nécessaire de démontrer que les entreprises ont été structurées à des fins antisyndicales. Une fois ces critères satisfaits, la CRTO a le pouvoir discrétionnaire de déterminer s'il y a lieu de produire une déclaration d'employeur lié ou de rendre une autre forme d'ordonnance, en tenant compte des politiques de relations de travail et des autres facteurs pouvant peser dans la balance selon les particularités de chaque affaire. Ces facteurs pourraient comprendre la volonté de prévenir l'érosion des droits de négociation, d'assurer l'existence de structures de négociation collective viables, et de permettre aux employés de négocier avec l'entité qui détient le réel pouvoir économique, et non pas seulement un pouvoir symbolique. 

La CRTO souligne qu'elle procède à une analyse téléologique et contextuelle quand il est question de déterminer le véritable employeur dans les cas où il existe une relation triangulaire entre l'agence de placement temporaire, l'entreprise cliente et les employésfootnote 509. Il n’existe pas de facteur déterminant ni de liste exhaustive de facteurs pouvant s'appliquer automatiquement à une situation donnée. La question à se poser est celle-ci : « compte tenu de tous les faits de l’affaire en cause, avec quelle entité le syndicat doit-il négocier et de quelle entité doit-il représenter les employés pour que la négociation collective soit aussi efficace et stable que possible?footnote 510 »

Il nous semble qu'en Ontario la disposition relative à l'employeur lié, au paragraphe 1(4), est appliquée, de façon générale, dans le même genre de situation de fait dans lequel les États-Unis appliquent les doctrines de l'employeur unique et de l'alter ego. La CRTO, toutefois, n'a pas de doctrine réservée à « l'employeur connexe » qui emploie le critère précis exposé par le NLRB dans l'affaire BFI (que ce soit le nouveau ou l'ancien critère) dans les cas où deux entités indépendantes sont présumées déterminer ensemble les conditions d'emploi. En ce qui concerne les agences de placement temporaire, la CRTO cherche le plus souvent à déterminer qui est le véritable employeurfootnote 511 et, qu'il s'agisse d'une franchise ou d'une agence de placement temporaire, elle applique le paragraphe 1(4) pour déterminer si deux entités ou plus devraient être traitées comme des employeurs liés, tandis que le NLRB a recours à la doctrine de l'employeur connexe dans les deux situations.

Tel que précisé plus haut, la portée de ces approches jurisprudentielles, et ce qui a donné lieu à la controverse, résident dans leur application à deux modèles d'affaires qui sont devenus des réalités importantes dans les milieux de travail modernes, à savoir les agences de placement temporaire et le franchisage.

Ces deux modèles d'affaires connaissent une croissance considérable et les deux ont une incidence sur les travailleurs vulnérables occupant des emplois précaires.

Les agences de placement temporaire sont devenues omniprésentes en Ontario. (Veuillez vous reporter aux propos sur les agences de placement temporaire au chapitre 7, qui sont tout aussi pertinents dans le cas présent.) Ces travailleurs reçoivent généralement un salaire inférieur à celui des employés des entreprises clientes qui effectuent le même travail.

Le franchisage s'est répandu dans l'ensemble de l'économie, mais sa croissance dans des secteurs où les employés vulnérables occupant des emplois précaires sont nombreux, comme ceux de la restauration rapide, de la restauration et du commerce de détail, a amené le NLRB à se demander si le franchiseur devait être traité comme un employeur au même titre que le franchisé aux fins de la négociation collectivefootnote 512.

Dans l'affaire BFI, une agence fournissait de la main-d'œuvre à une entreprise cliente (la BFI), mais c'était ses propres superviseurs qui dirigeaient les employés en question pendant leur affectation à l'entreprise cliente. En décidant qu'il fallait réévaluer le critère juridique, le NLRB a explicitement fourni, comme motif principal, le fait que la diversité des pratiques en milieu de travail s'est élargie, que les emplois non conventionnels sont en croissance et que le recours à des agences de placement temporaire, plus particulièrement, a augmenté et compte maintenant pour 2 % de la main-d'œuvrefootnote 513. La décision visait clairement l'industrie du placement temporaire, même si les faits particuliers de l'affaire n'étaient pas nécessairement typiques. Le NLRB a établi que le fournisseur de main-d'œuvre et l'entreprise cliente étaient des employeurs connexes. L'affaire sera réexaminée par les tribunaux. En Ontario, dans la plupart des affaires impliquant des agences de placement temporaire, il semble que la décision ait été prise sur la base de qui était le véritable employeur entre les deux entités, à savoir l'agence ou l'entreprise cliente.

En ce qui concerne le franchisage, il existe aux États-Unis un litige permanent devant le NLRB impliquant McDonald’s, dans lequel on demande au NLRB d'appliquer à cette situation de franchise le même nouveau critère d'employeurs connexes que celui qui a été exposé dans l'affaire BFI, afin d'établir que le franchiseur et le franchisé sont des employeurs connexes. La question de savoir si les franchiseurs et les franchisés sont des employeurs liés a été étudiée en Ontario en application du paragraphe 1(4) dans certaines affaires survenues sur une longue période, et la CRTO a déterminé que la décision serait prise au cas par cas, et en fonction des faits en cause.

Nous avons examiné les avantages d'adopter un nouveau critère pour déterminer qui sont les « employeurs connexes », qui serait intégré à la LRT, y compris le nouveau critère invoqué par une majorité des membres du NLRB dans l'affaire BFI. Nous avons conclu qu'il était probablement inutile et peu judicieux d'adopter un nouveau critère législatif généralisé, qui serait extrêmement controversé et dont l'application pourrait prêter à confusion. Bien que nous n'ayons pas d'opinion sur le bien-fondé des points de vue qui s'opposent dans l'affaire BFI, nous sommes d'avis que l'adoption législative d'un nouveau critère serait peu utile en Ontario, du moins pour le moment, et qu'elle serait source de controverse et d'incertitude. Le doute qui règne quant à la portée du critère dans son application est accentué par l'incertitude qui entoure son adoption aux États-Unis et son interprétation par les tribunaux de ce pays. À cette incertitude s'ajoute la question de savoir si un NLRB reconstitué par l'actuelle administration américaine aborderait cet aspect sous un angle différent, une issue que l'on ne peut écarter compte tenu de la vigoureuse opposition que le secteur des affaires exerce à l'égard du nouveau critère exposé dans l'affaire BFI.

Au lieu de modifier le critère visant à déterminer s'il s'agit d'employeurs connexes ou liés et de l'appliquer à tous les employeurs de l'Ontario, nous croyons qu'il serait préférable de nous concentrer sur les questions qui posent problème et évaluer si des modifications législatives sont requises. À notre avis, les deux problèmes les plus urgents auxquels sont confrontés les travailleurs vulnérables relativement à l'identité de l'employeur, pour ce qui est des relations de travail, sont le franchisage et les agences de placement temporaire, mais les enjeux et l'expérience dans ces deux domaines sont différents et demandent une approche différente.

12.1 Franchisage

La question qui concerne directement le franchisage est celle de savoir si le franchiseur et le franchisé sont des employeurs communs ou liés. Dans ce domaine, nous ne voyons pas pour l'instant l'urgence de modifier le paragraphe 1(4) ou de forcer légalement l'adoption d'un critère différent. L'Association canadienne de la franchise s'oppose à toute modification du paragraphe 1(4). Ce paragraphe est employé depuis plus de trente ans pour régler cette question, mais il a été invoqué dans relativement peu d'affaires. Nous sommes d'accord avec l'approche actuelle de la CRTO selon laquelle l'issue doit être déterminée en fonction des faits propres à chaque situation et qu'il n'y a pas de présomption d'un côté comme de l'autrefootnote 514. Dans certains cas, les franchiseurs seront considérés aux termes de la loi actuelle comme des employeurs liés à un franchisé et une déclaration sera faite, tandis que, dans d'autres cas, ils ne seront pas considérés comme des employeurs liés ou la CRTO n'exercera pas son pouvoir de discrétion eu égard aux facteurs de relations de travail en cause. Nous croyons que la question devrait être laissée entre les mains de la CRTO qui la jugera en fonction des faits particuliers et de la situation de relations de travail en cause.

Si le problème se pose plus fréquemment à l'avenir et si l'expérience de négociation collective avec les franchisés se développe, révélant une lacune dans la jurisprudence ou dans la législation et démontrant qu'il n'y a pas de véritable négociation collective à cause de cette lacune, la possibilité de modifier la législation en fonction de cette expérience pourra alors être contemplée.

L'industrie de la franchise semble vouloir une règle selon laquelle les franchiseurs ne pourraient jamais être considérés comme les employeurs des personnes employées par le franchisé. Nous ne sommes pas d'accord. Une telle règle ne tiendrait pas la route devant la loi actuelle de l'Ontario et le sens commun. Comme l'industrie l'a expliqué à maintes reprises, le modèle de franchisage est employé dans une panoplie de secteurs et l'approche peut varier selon le franchiseur. Par conséquent, aucune règle ou présomption générale ne peut s'appliquer, du moins pour l'instant.

L'aspect structurel du franchisage qu'il est vraiment important d'aborder aujourd'hui n'est pas la question de l'employeur lié, mais plutôt celle de la faiblesse structurelle de la législation en place qui empêche les employés de multiples établissements de négocier collectivement de manière significative. En vertu de la loi actuelle, les employés d'une franchise pourraient être obligés de négocier séparément leur convention collective dans chacun des établissements du franchisé, puisqu'il n'existe pas de mécanisme de consolidation législative exigeant que la négociation englobe tous les employés syndiqués des différents établissements franchisés du franchiseur. Nous aborderons cette question un peu plus loin.

12.2 Agences de placement temporaire

Les enjeux, pour ce qui est des agences de placement temporaire et des travailleurs d'affectation, diffèrent de ceux qui concernent les employeurs liés dans le domaine du franchisage. Le caractère triangulaire de la relation entre l'employé, l'agence et l'entreprise cliente, ajouté à la nature temporaire de l'emploi, crée énormément de vulnérabilité pour l'employé. Cette relation triangulaire, ainsi que l'instabilité et l'imprévisibilité inhérentes à ce type de relation, font en sorte que certains employés d'agences de placement temporaire comptent parmi les travailleurs les plus vulnérables et précaires. (Veuillez vous reporter aux propos du chapitre 7 portant sur la relation triangulaire.)

La loi, par le truchement de la Loi de 2000 sur les normes d'emploi (LNE), a essayé de protéger ces employés à la fois de l'agence de placement temporaire et de l'entreprise cliente en imposant à chacune des responsabilités différentes, qui se chevauchent dans certains cas. Aux fins de cette loi, qui impose à l'agence l'obligation principale qu’est le paiement des salaires, des vacances, des jours fériés, etc., le travailleur est considéré comme un employé de l'agence. En vertu de la LNE, l'entreprise cliente est conjointement responsable de certaines obligations, mais pas de toutes. L'état « employé de l'agence » conféré par la LNE est fondé, puisque l'employé peut avoir une relation à plus long terme avec l'agence qui l'emploie qu'avec les différentes entreprises auxquelles il est affecté. Cette relation exige d'être protégée.

Cependant, dans le contexte d'une demande d'accréditation par un syndicat pour représenter les employés d'une entreprise cliente, le scénario selon lequel, tout en travaillant dans l'entreprise, sous la direction et au bénéfice de l'entreprise cliente, le travailleur n'est pas l'employé de l'entreprise cliente, mais plutôt celui de l'agence de placement temporaire, ne cadre pas avec la réalité de la plupart des milieux de travail. La CRTO l'a reconnu par décision en concluant, dans la plupart des cas, que les travailleurs d'affectation d'une agence sont, dans les faits, les employés de l'entreprise cliente.

Les agences de placement temporaire sont omniprésentes et occupent une place bien visible et grandissante dans l'économie. Dans beaucoup des demandes d'accréditation qui sont déposées pour des usines, des entrepôts et d'autres lieux de travail ayant recours à des travailleurs d'affectation, les doutes et les litiges quant au statut de ces employés ne sont pas rares. La question de savoir si ces travailleurs sont des employés de l'entreprise cliente ou de l'agence en est une qui revient constamment. Une demande d'accréditation soulève toujours des questions concernant le niveau d'appui qu'obtient le syndicat et les employés qui sont habilités à voter. Le fait de ne pas savoir précisément si les travailleurs d'affectation sont des employés de l'entreprise cliente crée de l'incertitude à la fois au sein du syndicat et de l'entreprise, et entraîne bien souvent des litiges longs et coûteux dans lesquels les faits et la loi font l'objet de débats répétés. Les retards injustifiés qui en résultent peuvent aisément nuire à la demande d'accréditation. La maxime « des relations de travail retardées sont des relations de travail défaites ou reniéesfootnote 515» nous donne certainement une raison d'essayer de régler la question d'une manière décisive pour mettre fin à l'incertitude et aux litiges.

En 1997, la Cour suprême du Canada a commenté la lacune législative que présente la loi canadienne relativement aux relations tripartites :

Les tribunaux et les cours doivent, hélas, souvent prendre des décisions en interprétant des lois comportant des lacunes. Le cas sous étude démontre que les situations de relations tripartites peuvent poser des problèmes lorsqu’il s’agit d’identifier le véritable employeur en présence de lois du travail incomplètes sur le sujet. La relation tripartite s’intègre avec difficulté dans le schéma classique des rapports bilatéraux. En effet, le Code du travail a été conçu essentiellement pour des relations bipartites comprenant un salarié et un employeur. Le Code du travail n’est pas d’un grand secours lorsqu’il s’agit d’analyser un cas de relation tripartite comme celui en l’espèce. Les éléments caractéristiques traditionnels d’un employeur sont partagés entre deux entités distinctes – l’agence de location de personnel et l’entreprise-cliente – qui toutes deux entretiennent un certain rapport avec l’employé temporaire. Confrontés à ces lacunes législatives, les tribunaux ont, selon leur expertise, interprété les dispositions souvent laconiques de la loi. Or, en dernier ressort, il revient au législateur d’apporter des solutions à ces lacunes. La Cour ne peut empiéter sur un domaine qui ne lui appartient pasfootnote 516.

La Cour a souligné que jusqu'en 1997, en appliquant une législation sur les relations de travail similaire à celle du Québec, les organismes administratifs canadiens avaient déterminé que le critère essentiel pour identifier l'employeur dans un contexte tripartite était le contrôle fondamental exercé sur les conditions de travail. En appliquant ce critère, la Cour a constaté que la CRTO et le Conseil canadien des relations du travail (anciennement) avaient généralement, mais pas toujours, conclu que l'entreprise cliente était le véritable employeur de l'employé temporairefootnote 517. Ce résultat s'est révélé tout aussi commun dans les vingt dernières annéesfootnote 518. Le fait est que lorsque le problème a été soumis à la CRTO, dans la plupart des cas, l'entreprise cliente a été reconnue comme étant l'employeurfootnote 519. Franchement, cela concorde avec la compréhension de la loi que partagent la plupart des praticiens et arbitres du domaine des relations de travail.

Les commentaires émis par la Cour suprême du Canada concernant la lacune législative sont justes et l'Assemblée législative devrait aborder cette question dans ses lois. On nous a expressément demandé de recommander qu'une règle soit établie concernant le statut des employés des agences de placement temporaire, afin de prévenir les doutes et les litiges. Nous sommes d'accord qu'une règle est nécessaire, et nous avons rejeté les autres options.

Nous avons réfléchi à la question et nous ne recommandons pas de présomption réfutable qui ferait des travailleurs des agences de placement temporaire des employés de l'entreprise cliente, pas plus que de présomption réfutable qui feraient d'eux des employés de l'agence. Nous rejetons également toute règle qui ferait en sorte que l'agence et l'entreprise cliente seraient considérées comme des employeurs connexes.

À notre avis, l'établissement d'une présomption réfutable ne réussira pas à prévenir les litiges. De plus, les litiges entraînent des délais qui, dans la plupart des cas, réduisent les chances d'obtenir une accréditation syndicale et empêchent de tenir une véritable négociation collective et de maintenir une relation de négociation collective à long terme. Nous rejetons l'idée également de recommander une règle qui ferait de l'entreprise cliente et de l'agence de placement temporaire des employeurs connexes. Une telle règle n'aurait aucune utilité et n'ajouterait pas de valeur au processus de négociation collective. La présence de l'agence n'est pas requise pour que la négociation soit efficace.

Nous sommes d'avis qu'il existe de bonnes raisons d'établir une règle qui ferait des travailleurs affectés à une entreprise cliente les employés de cette entreprise aux fins de la LRT.

D'abord, l'expérience des 40 dernières années montre que c'est l'issue la plus courante. De nombreux cas impliquant une variété de milieux de travail ont déjà été soumis à la CRTO et les faits propres à la relation triangulaire ont été examinés en profondeur. Dans la vaste majorité de ces affaires, l'entreprise cliente a été déclarée être l'employeur aux fins de la LRT. Ce résultat est sensé puisque les travailleurs sont présents à la demande de l'entreprise pour répondre à des besoins opérationnels, qu'ils contribuent aux activités de l'entreprise et qu'ils sont généralement sous le contrôle et la direction de l'entreprise cliente.

Si la question de politique fondamentale qui se pose relativement au statut est la même que celle que la CRTO s'est posée dans des cas individuels, à savoir avec quelle entité le syndicat devrait négocier pour que la négociation collective soit aussi efficace et stable que possible, nul doute que la réponse est l'entreprise cliente. La relation tripartite découle d'une décision de l'entreprise cliente et elle sert principalement les intérêts de cette entreprise, qui emploie les travailleurs affectés par l'agence de placement temporaire comme elle l'entend, dans le contexte de son plan de ressources humaines et de ses activités. Les politiques, le travail et l'intérêt de l'entreprise cliente à ce que le travail soit accompli selon ses besoins sont au centre de la relation qu'elle a avec les employés affectés par l'agence. La relation entre les employés et l'agence est fragile et imprévisible. L'agence n'a généralement aucun rôle à jouer dans la détermination du travail à accomplir, du taux sous-jacent pour le travail exécuté pour l'entreprise cliente, ou de toute autre condition de travail importante associée au lieu de travail. La forme ne peut l'emporter sur le fond.

Du point de vue des relations de travail, le fait de limiter le statut d'employeur à l'agence de placement temporaire n'aurait pas pour effet d'obtenir une négociation collective efficace, stable ou significative, mais plutôt l'effet contraire. Bien que ce ne soit pas virtuellement impossible de syndiquer le personnel d'une agence de placement temporaire, il est peu probable que cela se produise puisque l'agence affecte des travailleurs à de nombreux clients. Même si un syndicat était accrédité pour représenter les employés d'une agence, il ne pourrait peut-être pas négocier efficacement concernant le travail effectué dans une entreprise en particulier, puisque l'agence ne joue pratiquement aucun rôle dans la détermination des conditions de travail, qui sont généralement sous le contrôle de l'entreprise. De plus, les agences de placement temporaire n'ont à peu près aucune expérience en matière de négociation collective avec leurs employésfootnote 520. Le lien entre l'agence et le travail de l'entreprise cliente est ténu; le contrat avec l'agence peut facilement être résilié et une autre agence peut prendre sa place. Si la CRTO devait accréditer un syndicat pour qu'il puisse négocier avec une agence pour des employés affectés à une entreprise cliente, rien ne pourrait empêcher cette dernière de mettre fin à sa relation avec l'agence, au moment même ou par la suite. Ce qu'il faut c'est une relation de négociation directe entre les personnes qui fournissent les services à l'entreprise cliente et celles qui œuvrent sous le contrôle de l'entreprise.

Pour nous, il importe surtout de défendre les intérêts des travailleurs les plus vulnérables. Une règle qui permettrait d'inclure les travailleurs de l'agence dans l'unité de négociation avec les autres employés de l'entreprise cliente contribuerait non seulement à reconnaître la réalité du rôle que joue l'entreprise cliente, mais également à défendre les intérêts de nombreux employés vulnérables et précaires en leur donnant accès à une véritable unité de négociation.

C'est pourquoi nous recommandons que les personnes affectées par les agences à un emploi dans une entreprise cliente soient considérées comme des employés de cette entreprise aux fins de la LRT.

Cette recommandation n'a pas pour but d'écarter la possibilité de déposer une demande d'accréditation relativement à une agence de placement temporaire ou à un autre fournisseur de main-d'œuvre sans qu'aucune entreprise cliente ne soit concernée. Bien qu'il soit peu probable qu'une demande d'accréditation soit présentée relativement à une agence, certains aspects pourraient être négociés entre l'agence et ses « employés », comme les modalités relatives à la sélection des employés affectés et à leur placement. Les enjeux susceptibles de faire l'objet d'une négociation collective ne sont pas nécessairement les enjeux qui s'appliquent aux conditions du travail effectué dans l'entreprise cliente, mais plutôt à la relation entre l'employé d'affectation et l'agence de placement temporaire. Ces questions devraient être laissées à la CRTO, si une telle demande devait être déposée.

Une de nos préoccupations par rapport à cette recommandation est que la règle pourrait empêcher les syndicats de représenter les employés d'établissements qui emploient de nombreux travailleurs affectés par une agence de placement temporaire. La vulnérabilité de ces travailleurs, de même que leur attachement passager et leur nombre peuvent rendre la syndicalisation problématique. Cette recommandation, toutefois, n'implique pas nécessairement que les employés d'affection doivent toujours être inclus dans une unité de négociation dès l'accréditation. La CRTO dispose d'un large pouvoir de discrétion pour déterminer si une unité de négociation convient et elle peut dans certaines situations décider d'exclure ces employés, étant donné que leur relation transitoire avec le milieu de travail les rend difficiles à syndiquer. À notre avis, la CRTO devrait tenir compte des réalités de la syndicalisation et du milieu de travail, ainsi que des intérêts des employés affectés par l'agence et des employés de l'entreprise cliente, au moment de déterminer si les employés d'affectation doivent être inclus dans l'unité de négociation ou en être exclusfootnote 521. À cet égard, les recommandations que nous faisons concernant le pouvoir de la CRTO de consolider des unités de négociation sont peut-être pertinentes puisque, si un tel changement était apporté, le fait d'exclure des personnes d'une unité de négociation ne leur enlèverait pas leur droit de négocier collectivement, car ils pourraient être syndiqués plus tard dans une unité dont la description serait différente ou dans une plus grande unité qui regrouperait plusieurs unités de négociation.

Nous n'avons pas la naïveté de croire que ce genre de règle pourrait résoudre la question « qui est l'employeur » dans toutes les situations. Dans certains cas, des efforts seront faits pour que l'entente avec l'agence de placement temporaire ait l'apparence d'un véritable contrat de sous-traitance, ou d'autres formes d'ententes visant à fournir de la main-d'œuvre soulèveront des problèmes, comme ceux qui ont été soulevés précédemment, alors que des efforts avaient été faits pour que des fonctions de base de l'entreprise soient confiées en sous-traitance à une tierce partie, déclenchant l'application du paragraphe 1(4)footnote 522. Notre but n'est pas de réglementer les véritables contrats de sous-traitance; c'est à la CRTO de déterminer, au cas par cas, si c'est la doctrine du véritable employeur qui doit s'appliquer ou la disposition relative aux employeurs liés au paragraphe 1(4). Toutefois, comme les ententes avec les agences de placement temporaire sont omniprésentes et bien comprises, une règle législative claire devrait éliminer bon nombre des litiges inutiles entourant cette question. De notre point de vue, la disposition devrait s'appliquer non pas uniquement aux agences de placement temporaire, telles que définies par la Loi de 2000 sur les normes d'emploi, mais aux fournisseurs de main-d'œuvre en général, qu'ils correspondent ou non à la définition d'agence comprise dans la loi.

Recommandation

  1. Toute personne assignée à accomplir un travail par une agence de placement temporaire pour un client, ou par un autre fournisseur de travail pour une autre personne, devrait être considérée comme l’employée de ce client ou de cette personne, respectivement, aux fins de la Loi de 1995 sur les relations de travail.

Notes en bas de page

  • note de bas de page[502] Retour au paragraphe Plus particulièrement dans l'affaire Browning-Ferris Industries of California, Inc. (2015), 362 NLRB no 186.
  • note de bas de page[503] Retour au paragraphe Au lieu de répéter l'information, nous suggérons au lecteur de se reporter à la section 4.2.2 du rapport intérimaire.
  • note de bas de page[504] Retour au paragraphe Browning-Ferris Industries of Pennsylvania, Inc. (1982), 691 F.2d 1117.
  • note de bas de page[505] Retour au paragraphe Dans la doctrine de l'alter ego, contrairement à celle de l'employeur unique, l'accent est mis sur la recherche d'une volonté ou d'une tentative déguisée d'éviter les obligations imposées par une convention collective en effectuant une opération fictive ou en apportant des modifications techniques aux opérations : A. Dariano & Sons Inc. c. District Council of Painters No. 33, and Northern California Painters Administration Fund Inc. (1989), 869 F.2d 514.
  • note de bas de page[506] Retour au paragraphe Browning-Ferris, 691 F.2d 1117, op. cit.
  • note de bas de page[507] Retour au paragraphe Op. cit., 362 NLRB No 186.
  • note de bas de page[508] Retour au paragraphe Ibid., p. 2 et 7. Les employeurs doivent également être des employeurs au sens de la common law. Le NLRB a déclaré que ce changement de critère constituait plus ou moins un retour au critère original que lui-même et les tribunaux employaient autrefois, et qu'il ne s'agissait en rien d'un nouveau critère.
  • note de bas de page[509] Retour au paragraphe Labourers’ International Union of North America, Ontario Provincial District Council c. Rochon Building Corporation, (2015) CanLII 4680, ON LRB.
  • note de bas de page[510] Retour au paragraphe Ibid., par. 60.
  • note de bas de page[511] Retour au paragraphe Dans deux cas impliquant des agences de placement temporaire, la CRTO a cherché à déterminer qui était le véritable employeur et conclu qu'elle pouvait difficilement établir avec précision qui était le « véritable » employeur, ou même s'il existait « véritablement » un employeur unique, ou qu'il était inutile de formuler une conclusion compte tenu de l'existence du paragraphe 1(4). La Commission a déterminé que les employeurs partageaient la même autorité par rapport aux activités quotidiennes des employés, qu'ils exerçaient une direction et un contrôle communs, ou qu'ils étaient intégrés d'un point de vue fonctionnel et économique et qu'ils étaient, par conséquent, des employeurs liés en vertu du paragraphe 1(4) : PPG Canada Inc., (2009) CanLII 15058 (ON LRB) et Metro Waste Paper Recovery Inc. (Metro Municipal Recycling Services Inc.), (2009) CanLII 60617 (ON LRB), maintenue (2010) ONSC 7050 CanLII (Cour divisionnaire de l'Ontario).
  • note de bas de page[512] Retour au paragraphe De la même façon, dans le cas des agences de placement temporaire, la question de la responsabilité en cas de violation de la LNE est un problème majeur, qui est abordé au chapitre 7.
  • note de bas de page[513] Retour au paragraphe Op. cit., 362 NLRB No 186, p.11.
  • note de bas de page[514] Retour au paragraphe The United Food and Commercial Workers’ International Union, Local 175 c. Sobeys Ontario Division of Sobeys Capital Inc., (2001) CanLII 10338 (ON LRB), paragr. 117.
  • note de bas de page[515] Retour au paragraphe Journal Publishing Co. of Ottawa Ltd. c. Ottawa Newspaper Guild (non publié, 31 mars 1977, Cour d'appel de l'Ontario), Estey, JA.
  • note de bas de page[516] Retour au paragraphe Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [1997] 1 RCS 1015, 1997 CanLII 390 (CSC), paragr. 63.
  • note de bas de page[517] Retour au paragraphe Ibid., paragr. 50.
  • note de bas de page[518] Retour au paragraphe Voir United Food and Commercial Workers International Union, Local 1000A c. Nike Canada Ltd. (2006), CanLII 24724 (ON LRB), par. 94 : « Les faits portés à l'attention de la Commission dans ce cas sont similaires, sinon identiques, à ceux de nombreux cas de “qui est l'employeur” soumis à la Commission. Dans la plupart de ces affaires, la Commission a conclu que le client était le véritable employeur de l'employé temporaire. De mon point de vue, ces faits ne permettent pas de tirer une conclusion différente. »
  • note de bas de page[519] Retour au paragraphe UFCW, Local 1000A c. Nike Canada Ltd., (2006) CanLII 24724, paragr. 94.
  • note de bas de page[520] Retour au paragraphe Timothy Bartkiw, « Unions and Temporary Help Agency Employment », Relations industrielles 67, no 3 (2012) : p. 460 à 470; Gerard Notebaert, « The Impact of the Legislative Framework on Unionization Rates for Temporary Workers in Quebec and in France », Relations industrielles 61, no 2 (2006): p. 223 à 246.
  • note de bas de page[521] Retour au paragraphe UFCW Canada, Local 1000A c. Sysco Fine Meats of Toronto (2013), CanLII 9932 (ON LRB).
  • note de bas de page[522] Retour au paragraphe Voir Meadowcroft (c.o.b. Livingston Lodge) & Nutra 2000, [1998] CRTO Rep. mai/juin 430; Kennedy Lodge Inc., [1984] CRTO Rep. juillet 931; et Brantwood Manor Nursing Homes Limited, [1986] CRTO Rep. 9 janvier.