3.1 Conditions hydrographiques et météorologiques à l’origine de la crue printanière

3.1.1 Mécanismes d’écoulement en Ontario

Les principaux facteurs d’inondations fluviales et lacustres sont la fonte des neiges et des glaces, les précipitations fortes ou prolongées, la pluie sur la neige et les embâcles fluviaux. Les risques d’inondation sont aussi influencés par les conditions du bassin hydrographique : niveau de l’eau avant inondation, présence de neige et de glace, teneur en eau du sol, date d’apparition et profondeur du gel et changement d’affectation des terres (drainage rural plus efficace, urbanisation), etc. Certaines des plus grosses inondations qu’a connues l’Ontario ont été causées par de violentes tempêtes de pluie. C’est pourquoi les limites associées aux risques d’inondation fluviale reposent généralement sur les inondations causées par une tempête de pluie majeure, comme l’ouragan Hazel (1954) ou la tempête de Timmins (1961), transposées à un bassin hydrographique précis, ou sur la crue centennale, selon la valeur la plus élevée.

En Ontario, les régimes d’écoulement fluvial sont généralement des régimes dominés par la fonte des neiges, où la plupart des précipitations hivernales tombent sous forme de neige et fondent au printemps. La température a des effets sur le type de précipitations (pluie ou neige), l’accumulation du manteau neigeux et le rythme et la quantité de ruissellement glaciaire et nival, tout en influençant l’équivalent eau-neige du manteau neigeux. L’équivalent eau-neige correspond à la quantité d’eau qui pourrait être obtenue par fonte totale du manteau neigeux. Les précipitations déterminent l’ampleur potentielle de l’écoulement produit à différentes périodes de l’année. Dans un régime de fonte des neiges, le rythme d’écoulement printanier élevé dépend aussi de l’emplacement géographique (la fonte des neiges étant plus tardive au Nord et à une altitude plus élevée) et de la taille et de la capacité d’emmagasinement du bassin hydrographique, qui lui-même dépend de la taille et du nombre de lacs et de milieux humides. Au Sud de la province, les régimes d’écoulement fluvial, bien qu’ils soient influencés par la fonte des neiges, dépendent moins de ces facteurs.

La quantité de neige au sol, ou l’eau qu’elle contient, est souvent un facteur d’inondation ou un indicateur du potentiel d’inondation. La proportion qui s’écoule dans une rivière ou un fleuve dépend du rythme et du taux de fonte des neiges. Par exemple, la fonte rapide d’un manteau neigeux moyen pourrait entraîner des inondations. À l’inverse, la fonte lente d’un manteau neigeux très lourd pourrait n’entraîner aucune inondation. Cette situation complique la tâche des gestionnaires des ressources en eau, car les effets de la neige sur une rivière ou un fleuve dépendent beaucoup de la météo, qui est difficile à prévoir. C’est la raison pour laquelle certaines années, il n’y a aucune inondation alors que la quantité de neige au sol est supérieure à la moyenne, tandis que d’autres années, il y a de fortes inondations alors que le manteau neigeux est de taille moyenne.

3.1.2 Résumé des conditions hydrographiques et météorologiques

Plusieurs facteurs notables, atypiques et synergiques ont contribué à la gravité des inondations du printemps 2019. Selon Environnement et Changement climatique Canada, l’hiver 2018-2019 a été très long, extrêmement froid et caractérisé par des chutes de neige supérieures à la normale dans le Nord, le Centre et l’Est de l’Ontario. Qui plus est, il n’y a pas eu de dégel important qui caractérise pourtant les hivers du Centre-Sud de l’Ontario. Résultat : au début d’avril, le manteau neigeux était largement supérieur à la moyenne; il s’est mis à fondre rapidement vers la mi-avril, mais il en restait encore une grande quantité après cette période dans les zones touchées par les inondations. La fonte a été accentuée par plusieurs grosses tempêtes de pluies abondantes survenues à la fin d’avril dans toute la région de la province touchée par les inondations printanières.

Bien qu’en avril, les températures du Nord-Ouest, du Grand Nord et du Sud de l’Ontario étaient dans la normale, la majorité de la province, y compris les secteurs les plus touchés par les inondations du printemps, a aussi connu des températures inférieures à la normale de 1 à 2 °C, voire de 3 °C – le plus grand écart observé – dans le Nord. Cette tendance à la baisse a contribué au maintien généralisé de la répartition neigeuse et au maintien des conditions de gel au sol plus longtemps que la moyenne au printemps. Conséquences de ces températures et chutes de neige : un manteau neigeux plus épais plus longtemps et un sol entièrement ou partiellement gelé, peu apte à absorber les eaux de ruissellement.

Plus précisément, le Centre et l’Est de l’Ontario ont connu une météo extrêmement active en avril, en partie à cause d’un courant-jet d’ouest en est aux latitudes méridionales canadiennes, phénomène propice aux perturbations météorologiques fréquentes et aux précipitations supérieures à la moyenne. On a ainsi observé des précipitations abondantes tout au long des mois de mars, d’avril et de mai dans bien des secteurs touchés par les inondations de 2019, qui ont reçu pendant cette période entre 50 et 100 millimètres (parfois plus) de précipitations de plus que la moyenne, la deuxième moitié du mois d’avril représentant une hausse de 200 % par rapport à la normale. Un système dépressionnaire s’est formé dans le Sud des États-Unis le 25 avril puis s’est déplacé vers le nord-est, faisant s’abattre des pluies diluviennes les 26 et 27 avril sur le Sud-Ouest et le Centre de l’Ontario et la partie supérieure du bassin hydrographique de la rivière des Outaouais au Québec, qui ont reçu entre 32 et 43 millimètres d’eau. Même si une partie du manteau neigeux avait fondu ou commencé à fondre à ce stade, le sol était encore partiellement gelé, et là où il était dégelé, il ne pouvait plus absorber d’eau de fonte. Une grosse partie de la pluie tombée pendant cette période a donc atteint des systèmes d’eaux de surface qui étaient déjà au maximum de leur capacité, voire saturés.

Ces chutes de pluie ont donc beaucoup contribué aux inondations dans les zones ontariennes touchées, sans compter le niveau d’eau élevé des Grands Lacs, en particulier du lac Érié et du lac Ontario, et de la partie aval du fleuve Saint-Laurent. Les Grands Lacs, notamment, ont reçu une grande quantité d’intrants des deux côtés de la frontière, puisque les tributaires des États-Unis ont subi la période de 12 mois la plus humide jamais enregistrée, de mai 2018 à mai 2019.

Pour résumer, les principaux facteurs des inondations du printemps 2019 sont les suivants : un hiver plus froid que la moyenne sans dégel marqué, qui a contribué à la formation d’un manteau neigeux plus épais que la moyenne et à des équivalents eau- neige supérieurs à la moyenne. Ces conditions ont été accentuées par les températures printanières sous la normale, qui ont amené le manteau neigeux à se maintenir plus longtemps que d’habitude au printemps. La fonte de ce manteau neigeux a ensuite été accélérée et accentuée par les nombreux épisodes de pluie sur la neige causés par la forte hausse des températures à la mi-avril.

3.2 Changements climatiques : histoire récente

Il est particulièrement difficile de distinguer variabilité naturelle et effets des changements climatiques. L’abondance de l’eau dans les nombreux lacs et rivières de l’Ontario, notamment dans les Grands Lacs, a tendance à osciller de manière cyclique. D’après les études, la période à laquelle surviennent ces oscillations cycliques peut être liée à l’évolution du cycle hydrologique global, y compris les tendances cycliques de déplacement d’eau à grande échelle d’origine océanique (oscillation atlantique multidécennale, oscillation décennale du Pacifique) et autre (El Niño, La Niña, oscillation australe). Quels que soient les mécanismes, selon les données dont on dispose, le débit et le niveau de l’eau dans les cours d’eau, rivières, fleuve et lacs de l’Ontario, y compris les Grands Lacs, sont bien appelés à augmenter et diminuer sur plusieurs échelles temporelles et spatiales.

D’après les rapports récents sur les changements climatiques, le climat canadien se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale. Les températures et les précipitations sont des variables climatiques fondamentales qui ont des effets directs sur les systèmes naturels et humains. Les changements de température peuvent en effet influer sur le rythme et l’ampleur de la formation du manteau neigeux, du gel du sol, de la fonte des neiges et des glaces et du potentiel de pluie pendant la saison froide, ainsi que sur le rythme, l’intensité, la durée, la quantité et le type de précipitations (pluie ou neige). Selon une étude récente du MRNF sur la période de 1980 à 2010, il y a bel et bien une importante tendance à la baisse de 6,4 % (environ neuf millimètres) par décennie dans l’équivalent eau-neige maximal en Ontario, ce qui représente une réduction de 5 % à 10 % des précipitations annuelles dans les bassins hydrographiques concernés.

En raison des changements climatiques, l’évolution du cycle hydrologique global devrait être synonyme de variabilité compte tenu de l’augmentation de la teneur en eau de l’atmosphère, du renforcement des régimes climatologiques de précipitation ou d’évaporation, de la structure spatiale plus prononcée et des gradients de précipitation marqués. Même s’il est prévu que les précipitations augmentent dans l’avenir, les précipitations estivales, surtout dans certaines régions du Sud du Canada, devraient quant à elle diminuer. On estime que ce sont les extrêmes climatiques qui seront les plus touchés par les changements climatiques. Les précipitations extrêmes devraient en effet augmenter au fil du temps, mais pour l’instant, il n’y a pas de données témoignant de changements persistants dans les précipitations intenses et de courte durée dans la province.

Par exemple, malgré l’insuffisance de données empiriques, les expériences récemment vécues par l’Ontario portent à croire que les extrêmes hydrologiques sont de plus en plus perturbés par les tempêtes et pluies « ninja » sporadiquement observées dans la province. Ces phénomènes sont souvent imprévus et caractérisés par des pluies intenses et de courte durée faisant généralement tomber une quantité d’eau extrême en relativement peu de temps sur un petit secteur, quantité qui, la plupart du temps, n’est pas mesurée correctement par le réseau de pluviomètres. Qui plus est, il y a de plus en plus de données qui semblent indiquer que le principe de stationnarité climatique – un aspect fondamental de l’analyse traditionnelle de la fréquence des inondations – n’est plus d’actualité. Autrement dit, compte tenu des changements climatiques, il ne faudrait peut-être pas se fier aux extrêmes hydrologiques qui reposent sur une analyse des données passées pour prévoir l’ampleur des phénomènes hydrologiques futurs, y compris les tempêtes nominales.

On peut s’attendre à ce que les changements de fréquence et d’intensité des précipitations se traduisent par une modification des probabilités des phénomènes extrêmes, tels que les inondations ou les sécheresses. Dans le bassin des Grands Lacs, d’après les données recueillies, les changements climatiques accroîtraient les précipitations. Parallèlement, ils auraient aussi tendance à augmenter la température de l’air et de l’eau des lacs dans tout le bassin, ce qui conduit naturellement à une hausse du taux d’évaporation. Ces deux processus exercent des forces concurrentes sur le niveau de l’eau : qui dit précipitations fortes et évaporation faible dit volume d’eau élevé dans l’environnement et niveau d’eau élevé, et qui dit évaporation forte et précipitations faibles dit niveau d’eau peu élevé. Ce conflit de forces vives a déjà été qualifié de « bras de fer » climatique. C’est ainsi que le niveau d’eau élevé enregistré en 2014 dans les Grands Lacs détonnait par rapport à celui de 2012 et de 2013, le plus faible à ce jour. On estime que cette hausse est le fruit de l’augmentation des précipitations, mais surtout, de la diminution du taux d’évaporation déclenchée par l’extrême froideur de l’hiver de 2014, attribuable au tourbillon circumpolaire, dont l’air froid envoyé vers le sud a gelé les lacs. C’est en raison de ces deux facteurs que le niveau de l’eau des Grands Lacs a grimpé pour atteindre les extrêmes inédits observés en 2017 et 2019. Les climatologues estiment que ce mouvement de balancier d’un extrême à l’autre est en fait une conséquence des changements climatiques dans le bassin des Grands Lacs et à l’échelle continentale.

Même si on ne peut affirmer sans équivoque que les changements climatiques sont à l’origine des inondations observées ces 10 dernières années en Ontario, on sait en revanche que le niveau et le débit de l’eau sont influencés par une combinaison de facteurs (température, précipitations, rayonnement solaire) qui influe à son tour sur les précipitations et l’évaporation. Les changements observés à l’échelle mondiale et continentale en Amérique du Nord, entre autres sur le plan de la température et des précipitations, perturbent tellement le niveau et le débit de l’eau qu’on ne peut plus prédire en fonction du passé. Il est tout à fait possible que les inondations gagnent en fréquence et que le passage de l’humidité à la sécheresse fluctue de plus en plus, ce qui accentuerait les risques d’inondation compte tenu des changements climatiques et de la variabilité qui en découle.